Achémb'é

Nous apperçûmes une petite flûte en os oubliée sur une souche. Karim fronça les sourcils et s'empressa de la ramasser. 

" - C'est fâcheux! Les enfants ne sont pas assez prudents! Les scientifiques pourraient les repérer... Ce n'est pas le premier objet trahissant leur présence que je découvre...

- Il y a des résistants qui vivent ici malgré l'interdiction?  questionnais-je.

-Plus au Nord se trouve le clan des hommes verts, nous expliqua Karim. Nous aussi utilisons cette zone pour nos propres expériences, et elles sont à l'opposé de ce que nous concocte La Bande. Des volontaires ont décidé de s'immerger totalement dans la nature pour reconquérir leur animalité. Car tout partirait de là voyez-vous, nous serions une espèce animale au même titre que les autres, avec des caractéristiques simiesques, mais pas que. 

- L'art nous différencie des animaux dis-je

-Absolument pas me coupa Achémb'é. C'est juste que les animaux pratique l'art pour le plaisir de l'instant sans en attendre d'avantage. Tandis que les hommes en tirent de la reconnaissance de la part de leurs congénères.

- Si vous voulez participer à un concert assez particulier, je vous propose de rester ici jusqu'à la prochaine pleine lune. Je peux vous mener jusqu'au campement provisoire des expérienceurs. 

- 

Nous suivions Karim, un subsurfacien du bourg qu'il était urgent que nous quittions, dans les dédales des couloirs souterrains qui devaient nous permettre de sortir au grand jour au sein d'une enclave de plus de huit-cents hectares interdite aux hommes, mis à part quelques scientifiques de La Bande qui venaient y faire des relevés  à chaque nouvelle saison.

Ces vastes espaces rendus à la nature devaient être le terreau de l'ultime expérience qui serait conduite à la fin du millénaire. On voyait loin, on voyait grand. Dans les laboratoires, on tentait de revenir à la naissance du génome humain en s'appuyant pour ce faire sur les écrits bibliques de la genèse. On inventait des créatures fraichement sorties du tour de potier de Dieu; des couples adamiques d'avant la chute, un assemblage subtile des cinq éléments auquel on aurait retiré toute part d'animalité afin d'y insuffler le pure esprit des représentants les plus brillants de notre espèce. Réintroduction dans une zone edenique, à des latitudes et des longitudes variées, étude des échantillons depuis un centre situé au beau milieu de l'océan... Opération Mu. Le reste de la planète serait peu à peu débarrassée de ses anciens habitants... Les subsurfaciens étaient parvenus à mettre la main sur des documents interdits aux profanes, à vous glacer le sang d'un vampire! 

Le Cape Mauve "rallumé" dont nous avions sauvé la compagne s'était renseigné sur les notes prises par ses collègues au sujet des événements de la veille: "Bourg des Chamagnions. Intervention inexplicable de deux individus lors d'une mise à mort de l'une des leurs par la secte des "Pures enfants de Dieu".  Disparition de la jugée coupable de non respect des meurs en vigueur au sein de la dite secte. Disparition des deux protagonistes, non identifiés par leur numéro. Description premier individu: homme noir, âge avancé, dreads blanches jusqu'à la ceinture, long manteau de laine rouge, chausses  indeterminées, cabat vert cuire végétal. Description deuxième individu: homme blanc, âge moyen, cheveux noirs coiffés en chignon sur le dessus du crâne, cache oeil d'éborgné, partie droite du visage accidentée, veste courte cotonnade orangée, pantalon velours olive, pieds nus, sac à dos cuir végétal jaune." Nous étions activement recherchés. 

Nous avions été obligés de nous dépouiller de nos apparences. Alice, une subsurfacienne passée maître dans l'art du relooking nous avait métamorphosés en de superbes transexuelles. Elle avait rasé nos têtes pour nous affubler de perruques. La mienne cachait habilement les cicatrices de mon visage, sans compter les lunettes qui jetaient le voile sur mon oeil éstropié en même temps qu'elles me rendaient aussi myope qu'une taupe. Nous allions laisser pousser nos barbes, le tableau était parfait. 

"- Je suis né homme et me voici qui vais mourir femme! M'avait lancé Achémb'é visiblement ravi de ce tour que lui jouait sa destinée. 

- Avec tout ça, j'avais presque oublié la finalité de notre  voyage. Homme, femme, tu vas me manquer vieux frère. 

- J'habiterai le palais de ton coeur! Et lorsque tu conteras tes histoires sous l'arbre à palabres, n'oublie pas de parler d'une belle barbue qui avait le port d'une reine! 

- Je n'y manquerai pas! Ta tignasse blonde te va à merveille. Ne manque que le diadème pour rehausser ta grandeur.

- Ah! Comme je suis distrait!"

Et le drôle sortit de la poche de sa veste léopard en fausse fourrure une couronne scintillante dont Alice lui avait fait cadeau avant notre départ. Il se l'ajusta sur le chef. La Reine de Coeur dans toute sa splendeur. 

Ainsi affublés, nous sortîmes au grand jour, en passant par une cheminé d'aération munie d'une échelle. Nous venions de troubler la sérénité d'une famille de lynx qui s'enfuit sous nos yeux émerveillés. Des empreintes d'ours... Le paradis retrouvé.  

Nous traversions la place d'un petit bourg de quelques milles habitants, lorsqu'une foule haineuse, essentiellement constituée d'hommes en chemises auxquels venaient s'ajouter une poignée de matrones, voilées de la tête aux pieds et dont on ne pouvait apercevoir que la fente des paupières ouverte sur de petits yeux reptiliens, surgit d'une rue adjacente.  Elle poussait au devant d'elle une jeune femme aux vêtements en lambeaux, et l'on pouvait apercevoir dans les mains gantées de noir des furies,  pendre des morceaux de sa robe, un foulard... La plus vindicative poussait des gémissements d'outre tombe et frappait la malheureuse avec un drap blanc maculé de sang sur lequel se réverbérait  les rayons du soleil couchant. 

Un mat avait été dressé non loin de la fontaine dont le glouglou joyeux se changea en pleurs retenus. L'Eau savait. On allait mettre à mort une de ses filles, trop gracieuse, trop aimée, qui avait eu l'audace d'aimer en retour. Des Capes Mauves notaient. L'un d'eux arborant discrètement le signe distinctif des "rallumés", tenta d'accrocher notre regard avant que de n'être englouti par le flot d'une horde vociférante de garçons et d'adolescents. Ils avaient les bras chargés de pierres de toutes tailles, qu'ils se mirent à frapper les unes contre les autres  après s'être positionnés en cercle autour du poteau. Nous allions assister à une lapidation perpétuée par des bourreaux dont des masques de hyènes avaient recouvert les visages juvéniles.  

Le Cape Mauve "rallumé" vint se poster à notre hauteur. Il griffonna un message sur son carnet et fit en sorte que nous puissions le lire: " Entrée  souterrain dans arrière boutique boulangerie. Aidez-nous! " 

La fille était à présent attachée au mat. Je me sentais impuissant. Achémb'é était de glace à mes côtés. Puis s'éleva de lui un chant puissant, tellurique. Il avait renversé sa tête en arrière. Il me sembla que sa gorge était tranchée nette, laissant découvrir jusqu'à l'os de ses cervicales. Son corps était tel un volcan entré en éruption. Le bleu sombre du ciel crépusculaire se répendit  sur la terre. 

Je demeurait seul, au milieu de nul part, quand s'alluma la vision de la jeune suppliciée, évanescente. Je me vis m'élancer à son secours, la libérer de ses entraves et courir en la maintenant sous l'épaule jusqu'à l'ouverture d'une faille célestielle où nous nous engouffrâmes tous deux, suivis d'Achémb'é qui avait recouvré sa forme initiale. 

Lorsque je me réveillai, la belle était serrée dans les bras protecteurs du Cape Mauve "rallumé". Des subsurfaciens s'affairaient autour de moi tandis qu'Achemb'é s'entretenait avec l'un d'entre eux, non loin de ma couche. Je me levai et m'approchai d'eux. 

"- Ha! Te revoilà parmis nous Prince! M'apostropha mon compagnon de sa voix chanteresse. 

- J'ai du rêver... qu'as-tu fait? ... Je suis entré comme en transe et... la voici sauvée des griffes de ces vautours... mais...

- Un petit tour de magie pour arrêter le temps. Rien de plus. J'ai laissé monter le Pouvoir. Rien de fantastique à tout celà... C'est juste qu'il ne faut le laisser s'exprimer qu'en de très rares occasions... Sinon il nous broie. La tentation est grande d'être mage au sein des hommes, mais ce n'est que sauter pour mieux reculer. Ne l'oublie jamais!

- Je ne sais pas ce que vous avez fait, intervint le subsurfacien, mais là-haut, ils ont eu une sacrée frousse! Ils pensent que leur dieu vient de se manifester pour les punir. Ils débattent présentement entre eux pour durcir leurs lois religieuses...

- Tu vois mon Prince, le Pouvoir non seulement finit par broyer celui qui en use, mais en plus, il ne résout rien. Pour une cause gagnée, cent seront perdues." 

Achémb'é s'interrompit pour regarder tendrement le couple qui s'enlaçait. 

" - Trois causes gagnées pour cent de perdues, repprit-il. Et qui sait si le petit être lové dans ce ventre naissant ne sera pas un héro de la cause féminine! " 

Notre héro aurait du travail! Il lui faudrait cultiver la sagesse du jésus de Marie, le courage de Wonder Woman et la force naturelle de Groot. La Bande, pour regagner du terrain sur la résistance subterrienne, encourageait subrepticement le renouveau des sectes archaïques, et nos soeurs en humanité étaient les premières victimes de ces manoeuvres politiciennes. 

Il est plus facile de mourir au désespoir qu'à l'espérance.

Vient un moment dans la vie d'un homme, où, fatigué de souffrir de ces tous petits riens qui ont construit son histoire, de ces grands touts qui ont façonné ses luttes, il jette l'éponge, et s'enfuit en des paradis où coulent les nectars d'ambroisie. 

Mais au-delà de ses insomnies, subsiste la morsure des désirs. Qu'il le veuille ou non, il n'a pas atteint le but de l'errance. Il veut encore; un chouilla, l'extrémité d'un cheveu...

C'est pourquoi il se remet en piste, de vies en vies, de chapiteaux en chapiteaux, loyal, clown, acrobate ou caissière estropiée. Seulement des rats de funambules, jamais de véritable mort.  

Quand enfin les dieux se penchent sur votre cas et vous tendent les draps du linceul, il vous faut rester de marbre, refuser l'offre et son cortège de promesses : " Non merci! Pas plus les félicités du repos que le tumulte des jours!" 

C'est alors que l'Ange Noir vous recrute dans sa troupe. Il courbe l'espace de ses ailes, pétrit le temps de ses serres. Et vous voilà fils d' Amazigh; pas avant, pas après. 

 "- Tu sais, les cahiers, le sac du dieu aux boucles dorées, ses livres d'Orient... ce n'est qu'une excuse...

- Depuis plus de six décennies que l'on t'a arraché à ce lieu, avec tout ce qui s'est passé, la guerre civile, les forêts décimées par le feu,  La Bande... même la masure doit être éboulée... et le cours de la rivière que tu avais suivie pour te rendre de Paris à ta retraite, auprès de celui qui fut ton maître, subir bien des modifications... depuis on a construit des digues, creusé des canaux, empierré de nombreuses berges.

- J'ai une boussole dans le coeur, comme les oies sauvages, les hommes ont  beau modifier les paysages, élever des pyramides et applanir les montagnes, ces nomades du ciel gardent toujours la même trajectoire! 

- Soit... Mais dis moi alors, quel est le but de notre quête? Je suis heureux de marcher à tes côtés. La vie au Mont ne me manque pas plus que ça. Claire et moi pouvons nous passer de la présence l'un de l'autre le temps de ce voyage insensé et quoi qu'il arrive, les subterriens sauront les mettre à l'abri, elle et les enfants. C'est juste que je veux savoir quel trésors nous partons déterrer...

- Pas de trésors! 

- Pas de sac, de cahiers, pas de trésors... alors quoi? 

- Le Charpentier lui-même! 

- Mais il avait plus de quatre-vingt-dix ans lorsqu'il t'a sorti de ta solitude forcée! 

- J'étais bien dans ma forêt! Il ne m'a sorti d'aucune solitude, il m'a juste permis d'atteindre La Solitude, ce lieu immuable qui vous relie à tous les êtres, que vous soyez au milieu de la foule, dans les bras de l'aimée ou sur une île, flottant au milieu d'un océan vidé de ses poissons et sur lequel aucun bateau ne navigue....

- D'accord, j'ai eu le mot maladroit... mais disons que ton charpentier aurait dans les cent-cinquante ans... 

- Ha! Tu veux dire qu'il doit être mort! 

- Oui... 

- Mais il l'était déjà quand les gendarmes m'ont capturé pour m'envoyer au centre de rétention! C'est moi qui ai fermé ses paupières... une fin paisible... radieuse....qui ne vous fait couler qu'une seule larme, une larme de gratitude, une larme qui dit merci d'avoir pu connaître cette part de votre être, au dehors de votre être. La sentir, la toucher, la contempler dans les traits d'un vieillard au visage si doux...

- Tu veux te rendre sur sa tombe alors! 

- Oh non, sa famille a emporté son corps et l'a fait incinéré. Je n'en sais pas plus. Ils n'étaient pas au courant de mon existence. Tu penses bien que je n'ai pas suivi le cercueil... 

- Alors quoi? De grâce! Dis moi! 

- Le Roi veut partir, Le Prince va clore ses paupières... en ce lieu qui a fait naître le Roi au Silence.

- C'est pour ça que Claire et toi vous regardiez de la sorte quand nous avons quitté le Mont... un adieu... Ça m'honore que tu m'aies choisi pour t'accompagner pendant le voyage. Ça ne m'étonne pas qu'en vieux pachyderme tu décides de te rendre dans le cimetière d'éléphant de ta prédilection. Mais regarde, tu cours comme un galopin, tu a l'esprit presqu'aussi alerte que celui du nouveau né. Tu désirais retourner en Afrique! Allons y! Le tronc d'un baobab t'attend sur ta terre natale! Les gamins viendront écouter tes histoires! Les griots palabrer avec toi! Vous vous battrez à coups de contes incompréhensibles aux profanes pour parler de la même chose... 

- Le griot, ça sera toi! Et gare aux combats de palabres, là-bas, les tignasses grises n'hésitent pas à se ficher des coups de cannes! 

- Mais ma vie est au Mont! 

- Claire prépare en ce moment même vos valises. Un navire patiente au port. Le Prince a la crinière suffisamment garnie pour monter sur le trône, mais un lion loin des terres d'Ethiopie, c'est aussi grotesque qu'une autruche qui couve dans le nid d'un aigle sur la cime d'une montagne! 

- C'est plus que je ne peux recevoir en héritage. Je sais à peine rugir comme une gazelle. Et comment diable sais-tu que c'est le moment de partir? 

- Le Charpentier, vois-tu. Je rêve peu, mais quand je rêve.... Ça ne ment pas. À présent, dormons. Nous avons encore de la route devant nous, et ce n'est pas que je sois pressé d'arriver à destination, mais je veux m'y rendre,  frais comme un puceau! " 

Je passai ma nuit sans parvenir à dormir. Je finis au petit matin par m'élancer sous les trombes d'eau, rugissant. 

Nous étions réfugiés sous l'auvent d'un ancien corps de ferme, de ces monstres d'antan  où les agriculteurs n'avaient guère plus d'attention pour leurs animaux que pour leurs machines titanesques qui rendaient les sols aussi durs que du béton. Les cages à veaux et les fosses à cochons à l'abandon partageaient l'espace avec les fers rouillés, les montagnes de pneus qui avaient dû servir aux ensilages de maïs, ces plantes importées pour la culture desquelles on avait ruiné les nappes phréatiques, et les cuves de pesticides éventrées, véritables bains de cultures à cancers de tous genres. 

La pluie tombait depuis trois jours. Nous avions besoin de sécher nos affaires, de nous reposer peut-être. Marie avait voyagé à nos côtés des kilomètres durant. Ses histoires abracadabrantesques nous avaient d'abord divertis,  mais il faut avouer qu'à force de naviguer dans son univers schizoïde, nous avions perdu patience. Certes, n'importe quelle théorie au sujet de l'histoire du monde était valable, pourvu qu'elle soit étayée et qu'elle se tienne. Il en allait de même pour toutes les sciences.

Que Jésus ait été un précurseur des personnages de Marvel, soit. D'ailleurs, elle avait en sa possession le fameux trésors des templiers :les planches de la bande dessinée qu'elle avait créée, du temps où elle se révoltait contre son bourreau de mari et diffusait sous capes, aux femmes d'Israël en guerre contre  le machisme, ses fanzines féministes. Le Christ  un super héro torturé qui renversait les normes sociétales patriarcales, des dessins plutôt bien élaborés, des textes confus, une trainée de poudre qui se serait répandue jusqu'à Rome, des maîtresses de maison et des demoiselles survoltées qui quittaient pères et époux pour se réfugier dans les catacombes et y fomenter des guerres d'amazones,  le grand incendie de la capitale de l'empire, la récupération politique de ces maudits mâles qui permutèrent les attributs du justicier costumé  fictif avec ceux de Mithra... On aurait pu la croire si ses documents n'avaient pas été estampés sur des feuillets tout droit sortis des nouvelles manufactures papetières . Mais le reste... du lourd, du très lourd... Nous finîmes par la chasser, épuisés et à court de stratagèmes pour la faire se tenir à peu près calme. 

"- Échec cuisant...

- Tu sais mon Prince, dans mon pays, on dit que les djinns prendront toujours soin des fous, mais que des fous il vaut mieux se garder, si l'on ne veut pas  à son tour finir sous la vigilance des djinns." 

Une femme nous suivait tandis que nous dévalions en titubant la pente de la colline. Courant entre les rochers, armée de ses longues jambes grêles et velues, elle finit par nous devancer et se planta devant nous, en agitant une chemise de carton bruni au dessus de la tête. Elle mit un terme à mon air hébété en me molestant avec son baluchon aux relents de moisissure mêlé de vieille urine, il devait contenir ses dentelles usées et quelques nourritures avariées,  et que sais-je encore, faisant voler un nuage de poussière autour de ma couronne. Achémb'é resta interdit, n'osant rire ou pleurer, croisant les doigts pour ne pas subir mon sort douloureux. Nous dessaoulâmes derechef et nous tînment cois. Avions-nous offensé Dieu avec notre dialogue paillard   devant la statue de Notre Dame? 

"- Comment avez-vous su? Comment avez-vous pris connaissance... du secret le mieux gardé du monde?  nous souffla l'urluburlesque apparition. 

- Un secret? s'enquit Achémb'é. Le Secret? 

- Oui, le Secret! Le Secret qui a couvert des hommes de peu de valeur d'or, de gloire et de puissance avant de les mener aux bûcher! Ils auraient dû le révéler, l'offrir au monde, lever le voile! Mais les traitres ont préférer marchander leur silence avec les Rois, l'Église! Ils m'on trahie! Vils sans parole, sans foi, dont la noblesse de coeur ne dépasse pas l'entre-cuisse! Bêtes à cornes, méprisables créatures! 

- Mais qui donc? Lui demandais-je. 

- Ne m'interrompez pas! Tout d'abord, je tiens à me présenter. Marie, du moins, sa dernière incarnation, c'est que nous avons marché tant de fois sur cette terre.... éré de part monts et collines... Et oui! Nous fûmes céramiste! Mariée à Joseph, pas le charpentier, non, Monsieur d'Arimathie lui même, un goujat mêlé d'un pleutre! Qui tendait le cul aux Grecs sodomites, léchait les bottes des centurions romains et baisait les mains grasses des prêtres juifs! Tout était bon pour son commerce! Et d'une brutalité avec moi! Un mysogine de première! Le règne du patriarcat... Mais c'est finit! Bel et bien finit! Les phalus n'ont plus aucun pouvoir sur nous! 

- Achémb'é...

- Peu importe! Un homme reste un homme, qu'il s'appelle Achémb'é, Jean ou Emmanuel! 

- Certe....

- Cessez de m'interrompre! J'ai été Jeanne d'Arc,

- On s'en serait douté...et la Reine de Sabbat? 

- Je ne m'en souviens pas... je ne suis pas allée aussi loin dans mes régressions... Une reine berbère sûr....

- Et une princesse d'Égypte! 

- Laquelle? Dites le moi? Vous êtes un médium! Je veux savoir! C'est important... j'ai une allergie aux chats voyez-vous? Mon nerf sciatique qui m'arrache d'atroces souffrances dès que j'en croise un... ça doit venir du temps des pharaons et...

- Néfertitie! 

- En êtes- vous sûr? 

- Mais douce! Ne me reconnaissez- vous pas? Notre union...

- Néfertitie.... je savais que cette gârce mentait!

- Mais qui? 

- Taisez-vous! Si nous avons été mariés, vous m'avez fait subir tous les tourments dont un mâle est capable! Peut-être me forciez-vous à me donner à vous sous le regard lubrique de ces animaux torves...." 

Je vous ferai grâce de la suite de ce dialogue. Assurément, si nous ne buvions pas que de l'eau, Marie ne mettait pas que de la camomille dans ses tisanes....

Nous allâmes nous recueillir devant la statue de la Dame de Sion, une vierge à l'enfant mystérieusement conservée, au milieu des éboulements du coeur de la basilique, qui présentait un oiseau à celui qui guiderait longtemps les  hommes sur les sentiers de Dieu. Les pierres couchées au sol, que des maîtres avaient taillées et assemblées savament du temps de la chrétienté, étaient recouvertes de la cire des cierges que les pèlerins  faisaient brûler en continu en se servant pour chandeliers des racines à découvert des arbres qui avaient fait oeuvre de déconstruire cette oeuvre liturgique éphémère, au même titre que sont toutes les oeuvres humaines que l'on l'on dedie à l'éternité.

"- Les dieux attendent peut-être que l'on perce le secret de cet oiseau, me dit Achémb'é. Une scène de vie a pu inspirer l'auteur de cette statue. Un volatil qui se serait cogné en se jetant dans une vitre et que l'on garde avec soi le temps qu'il recouvre ses forces. 

- Vas pour ce début! Simple, efficace, probant. Et la leçon qui va avec : "Vois-tu mon petit, tu passes ton temps à retirer toute trace de poussière de la baie vitrée, satanée obsession que t'a refilée ton père... si je l'écoutais, je devrais même aseptiser mon téton avant de te le mettre dans la bouche. Du lait javéllisé, zéro anticorps! Il me houspille assez quand il rentre de l'atelier et te voit les vêtements et les mains légèrement souillés de boue, mais diable! Il faut qu'un enfant vive!." 

- On imagine le gamin passer ses heures de jeux à briquer la baraque pendant que sa mère tourne le dos à sa serpillière pour s'opposer à l'autorité de son mari et s'offrir plus de temps pour les activités qu'elle affectionne.  

- Elle passe d'un fauteuil à l'autre. Un livre ouvert sur le gueridon posé devant le premier, un tour de potier non loin du second où elle s'assied pour méditer et puiser ses inspirations. 

- C'est une céramiste de renom, l'évangile a fait l'impasse sur cette information pourtant essentielle pour comprendre la vie de Jésus! 

- Le petit imite Joseph, toujours l'outil ou l'éponge à la main. Chez eux, ça sent la lessive, il faut garder bonne presse aux yeux du voisinage, entretenir sa pelouse, faire reluire le barbecue...

- N'empêche que l'oiseau a failli y perdre la vie. Il faut penser aux oiseaux, ces petits êtres fragiles. 

- On ne devrait jamais laisser aux vitres les apparats de la transparence. Le verre ne vient pas de nul part, c'est du sable fondu, et lorsqu'il est brisé, même s'il fait mine de rien, le fourbe devient tranchant comme la lame d'une épée. 

- Elle relâche l'oiseau et tend une boîte de peinture à Dieu qui s'est fait homme pour qu'il recouvre la baie de dessins fantaisistes."

Notre catéchèse étant achevée, nous partîmes en laissant les nouveaux arrivés tisser des histoires singulières à partir des bobines de fil offertes en chaque lieu saint. Achémb'é ramassa un morceau de vitrail qui scintillait parmis les ruines de l'édifice. Une petite touche de peinture orange déposée par le Christ....  

Nous étions installés confortablement dans une salle souterraine de la colline de Sion que nous nommions, entre subsurfaciens, "Le Temple de la Musique".

Suite nuptiale aux temps préchristiques, du dieu Wottan et de la déesse Rosmerta, cette colline, en forme de croissant de lune, portait sur son flanc les anciens vestiges de la chrétienté, les pierres éparpillées au milieu des étoiles de la tour Barrés -un écrivain malheureux qui avait misé son talent sur les cases noires de la roulette identitaire- et les hauts murs de la forteresse reconstituée des Vaudémont. Cette forteresse était  habitée par un gardien de musée qui emportait ses hôtes dans les sombres couloirs de l'histoire, pour finir devant le tableau sanglant d'une femme qui s'était vouée à régner sur le monde par mille stratagèmes pour mourir nue et le corps écartelé, les membres attachés à des chevaux fous. Il finissait, imperturbable, son récit sur un ton dramatique par un "voyez où nous mène le jeu de l'Égo! ".

La voix de Keziah Jones s'élevait en volutes dorées au dessus des enceintes, enlaçant langoureusement la fumée qui s'échappait du dernier joint d'herbe que Max venait de rouler. Henri, qui avait passé son tour de vélo électrogène vint s'assoir à nos côtés, et après avoir tiré quelques taffes, questionna Achémb'é entre deux quintes de toux. C'est que le peintre n'y allait pas de main morte lorsqu'il fourageait ses mégots. 

"- Je t'ai entendu parler au Maître la dernière fois, celui-là même qui préchait sous le grand sycomore de la place Stanislas de la ville de Nancy abandonnée depuis que le centre de stockage Cigéo s'est enflammé... triste époque... on aurait pu le prévoir, les cassandres ne manquaient portant pas lors du projet de sa construction... j'écris une fiction à ce sujet....

- Ils ont connu la Bastille rétorqua  Max... la Macronie n'a pas eu le sort de Brunehaut, dommage....

- Le ressentiment mène à la ruine,  conclut Achémb'é.

- La lâcheté encore plus, souffla Max qui s'écrasa dans un coussin, la tête emplie de visions d'horreurs." 

Henry avait été interloqué de voir celui qui se faisait passer pour maître, abandonner ses attributs de renonçant après avoir été mis à mal par les hululements  grotesques d'Achémb'e. Il était sorti de ses gonds et avait proféré moultes injures envers mon malicieux compagnon, pour ensuite venir s'entretenir humblement auprès de lui. 

Achémb'é lui avait dit alors qu'il avait atteint la vérité lorsque les digues de sa raison avaient lâchées: 

" Vous êtes entrez dans le Silence au moment où vos lèvres se sont mises à aboyer les pires insanités à mon égard, car ainsi votre pensée s'était tue, et c'est dans le tumulte de vos cris que votre esprit a enfin quitté la la partie! " 

Des larmes avaient roulé sur les joue du guru, avant qu'un sourire radieux n'illumine son visage et qu'il abandonne séance tenante son rôle d'enseignant pour se perdre dans la foule des voyageurs, auréolé de l'éveil. 

" - Je suis écrivain expliqua Henry, et voyez vous, ma passion, ce sont les mots, mais qui plus que les mots nous maintiennent loin des palais de félicité des absences de bavardages mantaux? Plus j'écris et plus je renforce mon égo. Je suis écartelé! L'art me mène à la perte, à l'incesante ronde des renaissances aussi surement que si chaque matin j'embrassais l'image que me renvoie le miroir! " 

Max se redressa séant comme un diable sort de sa boîte d'allumettes. 

"- Mais la création nous libère à condition que l'on s'oublie totalement, indéfectiblement,  Henry! Vois-tu, lorsque je peins,  il n'y a plus que jouissance! Mon bras est une verge, la verge de Dieu lui même! Et les poils de mes pinceaux étalent la palette de ses jus séminaux sur la corolle de toutes les Vierges dont regorge notre monde! "

Achémb'é troqua Keziah Jones pour un vinyl de Jinger: une voix angélique suivie d'un son guttural échappé de l'utérus de la Terre Mère en personne. L'ambiance était hardcore, la Mirabelle 1967 n'avait rien perdu de ses saveurs fruitées et envoûtantes. 

Nous marchions. Achémb'é chantait. Peu de gens comprenaient. Peu importe. La plupart des voyageurs cheminaient à grands pas, les yeux écarquillés, les sens en éveil, comme s'ils avaient voulu manger les heures et les horizons qui s'échappaient au devant d'eux. 

"- Vois les, ils dorment.

- La tête plongée dans les oreillers du passé.

- Peu d'entre eux se souviennent.

- Ils croient en leurs naissances et fuient la mort. 

- Les marchands de lumières se tiennent en embuscade.

- Il feront fortune avec ceux qui trébuchent.

- Il faut que les semelles s'enflamment. 

- Il leur poussera des ailes, et après.

- La chute..." 

Les Capes Mauves ne me faisaient plus peur. Certaines arboraient discrètement le signe des "rallumés". La résistance grandissait sous terre, gangrènait  La Bande à son ainsu, mais contre l'auto-hypnose et tous ses charlatans auréolés, nous ne savions que faire. Nous ramassions les débris éparses des esprits égarés,  après coup, et avec beaucoup de patience, si la chose était encore possible, les ramennions à domicile, les pieds ancrés dans le sol que leur avidité pour les ciels etherés, leur avait fait fuire. Hommes oiseaux qui laissaient leurs fiantes sur vos manteaux et se regorgaient de leurs plumages lisses. 

" - Le renard s'est encore emparé d'un fromage!

- Tu fais honneur à La Fontaine! 

- Qui a piqué sa fable à un griot!  

 - J'oubliais... nous devons tout au berceau Éthiopien... Vieux chacal! Tu videras l'océan de la superbe occidentale à la cuillère s'il le faut!  " 

Et nous partîmes d'un grand éclat de rire tandis qu'un guru des temps nouveaux s'égosillait à prouver l'imposture de mon conteur malicieux, qui venait de mettre à mal son beau discours sur les choses divines en poussant des hululements grotesques au milieu de la foule des disciples venue écouter le chantre, captive de ses nobles airs d'illuminé.